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Souleymane Bachir Diagne :  »On n’apprend…

Souleymane Bachir Diagne :  »On n’apprend pas seulement dans les conditions de la classe »

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Dakar – Le colloque international que la Société sénégalaise de philosophie (SOSEPHI) a organisé les 20, 21 et 22 décembre 2017 à l’Université Cheikh Anta Diop, en hommage au philosophe Souleymane Bachir Diagne, a été ponctué, pour des enseignants et chercheurs venus de divers horizons, de présenter les résultats de la mise en conversation des travaux de celui-ci avec leurs propres travaux. Sur la logique, la prospective, le religieux, la traduction, entre autres. Intervenant à la fin des échanges – qui feront l’objet d’actes, selon les organisateurs – Diagne a dit le sens qu’il donnait à cette rencontre, livrant en même temps des réflexions sur l’apprentissage, le syndicalisme, la connaissance de soi et de l’autre, son obsession pour la traduction…

 »On peut apprendre Dieu sait quoi chez Dieu sait qui »

»C’est moi qui me sens redevable. J’ai véritablement le poids d’une dette infinie. Je disais hier, dans le propos que j’ai mis ensemble, pour remercier ceux qui ont organisé cette conférence, les conditions dans lesquelles je suis arrivé à l’Université Chaikh Anta Diop de Dakar, conduit, par la main, par mon frère Ibnou, qui m’a fait visiter tous les bureaux. Il partageait son bureau avec Abdoulaye Bathily. Et je sais que si Abdoulaye Bathily a été ici ces trois jours, c’est aussi parce qu’il voit en moi Ibnou. Ma dette est infinie, parce que j’ai appris énormément de choses des aînés que j’ai trouvés dans cette université. On n’apprend pas seulement dans les conditions de la classe. Mon oncle Pathé aime citer un auteur qu’il adore, Leroy Johns. Leroy Johns disait :  »On peut apprendre Dieu sait quoi chez Dieu sait qui ». Cela veut dire que les conditions de l’appentissage n’existent pas seulement dans une salle de classe. Ces conditions existent dans les couloirs. Et s’il y a un trait de caractère chez moi dont je remercie mes parents de me l’avoir inculqué, c’est la capacité de vivre avec mes aînés. Vous savez, les aînés peuvent avoir peur des cadets, parce que les cadets peuvent se manifester comme mal polis. Les aînés ont toujours peur que, d’une certaine manière, on leur manifeste une forme de mal politesse. Je suis heureux de ne l’avoir pas fait, et d’avoir donc pu bénéficier de l’amitié et de l’affection des aînés. A l’université de Dakar, j’ai surtout fréquenté mes aînés : Abdoulaye Bathily, Boubacar Barry, Abdoulaye Elimane Kane…C’est dans ces conditions qu’on apprend énormément de choses d’eux. Des choses les plus importantes pour le reste de sa vie comme des choses qui semblent à peu près insignifiantes. Je vous donne une anecdote : très vite, alors que j’étais encore jeune assistant stagiaire, le SUDES (Syndicat unique des enseignants du Sénégal) auquel j’apartenais, parce que c’était à l’époque le seul syndicat dans notre université, m’avait élu pour être à l’assemblée de faculté. J’étais assis à côté du doyen Madior Diouf, et j’ai appris à côté de lui ce que pouvait signifier être un syndicaliste. ça n’a l’air de rien mais c’était extrêment important. ça vous enseigne une certaine forme de responsabilité. Que signifie, par exemple, combattre un budget, le trouver injuste ? Mais à la fin, quand je lui disais :  »Alors, doyen, on vote contre », il me dit :  »Non, on ne vote pas contre un budget. Une fois qu’on l’a discuté, une fois qu’on a âprement contesté ce budget, on ne vote pas contre parce que ça nous permet de fonctionner ». Rien que ça, c’est une leçon de vie que j’ai toujours retenue de beaucoup de mes aînés. ça, c’est une chance : pouvoir apprendre de ses aînés, c’est la meilleure chose qui puisse arriver à quelqu’un. Et si j’ai un conseil à donner à nos jeunes étudiants :  »Mettez-vous toujours dans la disposition qui fait que des aînés s’ouvrent à vous et vous enseigne ce que vous avez besoin d’apprendre. (…) C’est la manière dont les aînés m’ont mis le pied à l’étrier ». Alors que je n’étais personne, Paulin Hountondji m’a fait assister à ma première conférence internationale (à Düsseldorf, en Allemagne). Cela m’a valu ma première publication. C’est cela aussi notre métier. Faire en sorte que les choses se transmettent.

 »Le syndicalisme, c’est sentir qu’on était soi-même responsable du système éducatif »

»Je vais parler de mon oncle, Abdoul Aziz Diagne. Mon oncle Abdoul Aziz est un homme de la Gauche sénégalaise, syndicaliste. C’est un enseignant. C’est un syndicaliste connu dans tous les milieux syndicaux. Il s’est toujours battu pour l’unification de la Gauche. Une chose que j’ai apprise auprès de lui : depuis que je suis tout petit, je l’ai toujours vu venir passer ses vacances avec mon père, son grand frère, il a eu toutes les répressions du monde. Affecté ici ou là. C’est comme ça que le pouvoir procédait avec les syndicalistes. Vous êtes un peu trop turbulent, on vous affecte à Fongolimbi, on vous affectes ici ou là… Il a toujours lutté âprement. Il a toujours cependant absolument tenu à une chose : que ses élèves aient les meilleurs résultats possibles. C’est-à-dire que l’attitude qui consiste à dire :  »Je me bats contre l’Etat dans un syndicat et puis je tiens l’Etat pour responsable de ce qui va arriver au système scolaire ; en tout cas, si vous ne faites pas ceci ou cela, moi je boycotte les examens », ce n’était pas ça le syndicalisme. Le syndicalisme consistait à se battre évidemment, mais à sentir qu’on était soi-même responsable du système éducatif. Dire  »je rends l’Etat responsable de ce qui arrivera au système éducatif, c’est la parole la plus irresponsable qui soit. Il n’a jamais voulu prononcer cela. Voilà le genre de choses que l’on peut apprendre auprès de ses aînés, et je suis heureux – je remercie le ciel – d’avoir pu apprendre l’essentiel de ce que j’ai appris aussi auprès de gens de ma famille.

L’hommage –  »Je n’étais pas au centre de l’attention, mais au milieu d’amis »

»Quand il a bien fallu que je sache que ce complot s’était tenu – évidemment, vous ne pouviez pas comploter jusqu’au bout, puisqu’il fallait que je vienne pour que le complot puisse réussir. Il fallait que je sache au moins quelque chose de ce qui se tramait. Quand je l’ai su, je dois dire que j’ai été pénétré de joie, puisqu’on ne peut pas avoir meilleure récompense quand on est enseignant que de voir que ceux à qui on a enseigné – qui sont devenus vos amis, vos collègues, qui sont eux-mêmes des philosophes confirmés, qui n’ont absolument plus besoin de vous si tant est qu’ils aient jamais eu besoin de vous – vous disent  »merci », et le disent de cette manière-là, évidemment le sentiment de joie est absolument ineffable. Mais évidemment, j’étais également très inquiet, parce que je me disais :  »Je ne sais littéralement pas où me mettre ». C’est une phrase en français pour dire qu’on ne sait pas quoi faire de soi. Mais dans le cas précis, ça signifie exactement cela je ne sais pas où me mettre. Est-ce qu’il faut que je me cache au fond de la salle ? Est-ce qu’il faut que je sorte ? Est-ce qu’il faut que je fasse semblant d’avoir mal à la tête et de ne pas pouvoir assister ? Bref, je ne savais vraiment pas où me mettre, parce que je n’ai pas l’habitude d’être le centre de l’attention. Et j’ai découvert très vite, très rapidement, que je n’étais pas au centre de l’attention, mais au milieu d’amis. Et ça c’est une différence. Le centre se définit géométriquement, de manière mécanique, alors que le milieu c’est quelque chose de vivant et de chaleureux. Cela a été infiniment plus simple que je ne pensais, d’être là à écouter mes amis parler de ce personnage qui s’appelle Souleymane Bachir Diagne. ça a été simple parce qu’encore une fois, j’étais vraiment simplement au milieu d’amis, et les choses se sont effectuées d’une manière chaleureuse et simple à la fois. Dans une atmosphère de joie. Et je voudrais ici reprendre le mot qui a été si joliment, si éloquemment illustré dans le propos toujours élégant, dans la pensée toujours élégante de mon ami Djiby Diouf. C’est vrai que nous avons fait ce que nous avons fait, dans une atmosphère de joie de se retrouver. Et je voulais véritablement l’indiquer, le saluer, pour dire que c’est cette atmosphère de joie qui m’a rendu les choses beaucoup plus faciles. Je craignais d’être tellement emporté par l’émotion que je ne pourrais pas dire un seul mot, que je ne pourrais même pas rester dans la salle. Et puis, finalement, c’était quand même plus facile que je ne pensais. Encore plus difficile que l’agrégation, mais quand même relativement facile.

 »Vous ne vous connaissez que par l’autre »

Cette rencontre a illustré, je crois, une chose que j’ai souvent dite dans mes écrits, dans les conversations que j’ai avec mes amis : l’idée que l’on se connaît toujours par l’autre. On a évoqué la différence entre une tolérance qui serait simplement souffrir la présence de l’autre, et une tolérance qui serait véritablement respect de l’autre. La tolérance qui est respect de l’autre, c’est la tolérance qui vient du fait que vous savez que l’autre a quelque chose à vous apprendre à la fois de lui et, également, sur vous-même. Vous ne vous connaissez que par l’autre. Vous vous connaissez par exemple dans le regard de ceux que vous aimez et de ce qui vous aiment. Platon dit une chose extrêment juste, c’est que : aimer quelqu’un, c’est pouvoir se mirer dans ses yeux, se voir dans ses yeux. Et si ce sont des yeux aimants, vous vous trouvez infiniment beaux dans les yeux de l’autre. C’est une chose qui m’est arrivée parfois, qui m’est arrivée pleinement pendant ces trois jours. Parce que, finalement, comment travaille-t-on ? Qu’est-ce que cela veut dire produire un ensembele de textes, un ensemble d’articles, un ensemble de livres qui finissent par devenir ce que vous avez appelé d’un mot qui me faisait frémir, une oeuvre ? Souvent, on écrit sur commande. Vous avez l’impression d’écrire d’ici, de là, des choses relativement disparates, et puis finalement vous rendez compte, quand quelqu’un d’autre vous lit, qu’il y a une cohérence qui tient au fait que vous êtes le même, vous êtes le foyer de sens pour ces textes qui vous apparaissaient dispersés. La première fois où cela m’est apparu, je le devais à mon ami Jean Godefroy Bidima. La fois où il a écrit un article concernant mon travail, où il m’a présenté comme le philosophe de la traduction, et où il a lu l’ensemble des choses que j’avais écrites et qui pouvaient être aussi différentes que des textes sur la logique algébrique et des textes sur la religion islamique, je me suis dit :  »Grand Dieu ! Cet homme dont il parle, et qui est le foyer de sens de cette oeuvre disparate, qui leur donne leur unité, ma foi c’est moi. Et il a raison de m’avoir lu de cette manière-là.

 »Le savoir consiste toujours à savoir se décentrer »

Ceux qui vous lisent avec sympathie de cette manière-là, avec l’empathie que Jean Godefroy Bidima a mis toujours à lier ensemble ce que je fais sont ceux qui vous apprennent à vous-même ce que vous pensez. C’est une expérience que j’ai faite pendant ces trois jours ici, de me découvrir à moi-même ce qu’est ma propre pensée. La parole de Goethe, que j’aime le plus citer, est la suivante : on ne connaît rien à sa langue maternelle si c’est la seule langue que l’on parle. Vous ne connaissez pas votre propre langue maternelle si vous ne pouvez jamais la mettre en relation, si vous ne pouvez jamais la comparer avec une autre langue. Trouver que votre langue a une manière spécifique de dire l’être parce que vous connaissez une langue qui dit l’être autrement, c’est cela le véritable savoir. C’est-à-dire que le savoir consiste toujours à savoir se décentrer. La meilleure manière de se décentrer, c’est de penser entre les langues ou plutôt, comme j’aime mieux le dire, de penser de langue à langue. Cette parole de Goethe, que j’ai fait mienne, est le viatique qui me conduit dans tout ce que j’essaye de faire. C’est ce que j’ai retrouvé également dans cette rencontre. Enfin, se connaître par l’autre, c’est également voir comment ce que vous avez écrit a eu un effet dans le travail de quelqu’un d’autre avec qui vous entrez alors en conversation.

 »Si vous avez le bonheur d’être enseignant… »

Pour mieux vous expliquer l’expérience que j’ai faite en vous écoutant, vous, mettre en relation vos propres réflexions, vos propres œuvres avec mon travail – ce que j’ai appris – en vous racontant cette anecdote. Vous savez que le Sénégal est en course, pas seulement pour la Coupe du monde de football, mais aussi pour les Oscars du cinéma. Nous croisons les doigts. Notre compatriote, ami et jeune frère, Alain Gomis, qui a fait un film magnifique, Félicité, un beau poème, est en piste pour aller aux Oscars. C’est un peu la Coupe du monde du cinéma. Il est parmi les neuf que l’on considère pour être finalistes aux Oscars pour les films en langue étrangère. On en choisit cinq. Donc nous croisons les doigts, et espérons qu’il sera parmi les cinq. Alain a présenté il y a quelques semaines son film à New York. C’était véritablement une fête. Quand j’ai vu son film, je me suis dit qu’il est le plus beau poème et le plus beau morceau de philosophie que je connaisse sur la notion de traduction. Vous savez que la traduction, comme cela a été dit, est mon obsession. Voilà, effectivement, qu’Alain est allé jusqu’au Congo. Il s’est totalement décentré – même s’il est resté sur le continent africain – de Dakar à Kinshasa, et en plus il s’est décentré dans une langue, le lingala, qu’il ne connaît pas. Il a dirigé un film dans une langue qu’il ne connaît pas, dans un pays qu’il ne connaît pas et dans une grande ville africaine. Ce décentrement qu’il a effectué et tous les éléments de traduction qui parcourent son film m’ont absolument ébloui quand je l’ai vu. Je méditais tout cela et je me disais que la prochaine fois que je parle de traduction, je vais tirer toutes les leçons possibles et imaginables de ce film, parce que ce film m’enseigne ce à la recherche de quoi je suis. Avec ces belles pensées, je rentre chez moi. Et quelques jours plus tard, je reçois un e-mail d’Alain, qui me dit :  »Professeur, je ne sais pas si vous avez eu ce sentiment en regardant mon film, mais j’aimerais vous dire à quel point vos travaux sur la traduction ont inspiré mon film. » Je lui écris en lui disant :  »Vous savez, mon cher Alain, j’étais en train de me dire qu’avant de voir votre film, je n’avais pas vraiment bien compris la notion de traduction. » Voilà ce que c’est qu’une rencontre. Je croyais apprendre, je savais que j’apprenais énormément d’Alain, et Alain était en train de me dire qu’il avait appris énormément de moi. C’est ça que je suis en train de faire avec ces gens-là le participants au colloque). Ils disent tous à quel point je leur ai appris ceci, que je leur ai appris cela. Non seulement aujourd’hui j’apprends énormément plus de ce qu’ils sont en train de produire, mais cela remonte beaucoup plus loin. Ils m’apprenaient déjà énormément de choses lorsqu’ils étaient simplement mes étudiants et que moi, qui étais leur maître, j’étais censé être le sujet supposé savoir. Si vous avez le bonheur d’être enseignant – et là je m’adresse aux étudiants – c’est que vous aurez choisi de continuer à vivre votre vie d’étudiant. La raison pour laquelle on choisit d’être un enseignant, c’est qu’on est un homme ou une femme de l’étude et on aime ça, et qu’on continuera toute sa vie à être un étudiant. Et si vous avez le bonheur d’avoir les meilleurs étudiants qui soient – j’ai eu les meilleurs étudiants qui soient – non seulement ils tireront le maximum de ce que vous leur donnez, mais en plus ils vous donneront crédit pour ça. C’est leur talent, leur intelligence et leur humanité qui font qu’ils ont fait de ce que vous leur avez donné ce qu’ils en ont fait. Ils auraient réussi de toute façon, même sans vous, mais une fois qu’ils ont réussi, ils font comme si c’était grâce à vous. De cela, je suis infiniment redevable. Et de cela je ne peux dire qu’un grand merci.

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