C’était au milieu de ses talibés, de ses champs et de ses troupeaux que son génie a éclaté. Il vivait dans le petit village de Sitokoto en Casamance, aux pieds des rôniers géants. La poésie de Karamo Sitokoto Dabo est certainement une des mieux élaborées et une des plus riches par les thèmes. Dans toutes ses compositions perce l’humour mandingue tantôt jovial et taquin tantôt acerbe, mais toujours impitoyable : il taquine les mots et les êtres ; parfois il s’en saisit comme pour les étouffer et il les campe ; parfois il se contente de les caresser au gré de son humeur. Nous ne retiendrons, ici, que six vers de la vaste production du célèbre poète.
Karamo Sitokoto Dabo, la flûte enchantée de Casamance, égrenait son chapelet, un soir de clair de lune, dans le silence solennel de sa case. Soudain, des vociférations des femmes ; soudain, des froufrous des boubous amidonnés des Talibés vinrent interrompre la communion avec Dieu.
Le poète se leva, entrebâilla la porte, ce fut la grande surprise :
Afã [5]ñolube kũtulaa [8]
bĩta [6] ñolube lebalaa [8]
nte ŋamira ibe laa-ilaa [9]
jarifã ibe seurubaa [9]
Vous remarquerez que les deux premiers vers sont des octosyllabes et que les deux derniers sont des vers de neuf syllabes. Vous admettrez que je les traduise par des vers de neuf syllabes et par des décasyllabes pour tenter d’en restituer partiellement la musicalité :
« Vastes tourbillons des Talibés
Vociférations des Bineta
Je pensais qu’ils célébraient le Seigneur
Alors qu’ils dansaient le séourouba » [7]
Le poème est composé de vers syllabiques, mais de vers mêlés, c’es-à-dire qu’il est composé d’une suite de vers de mesures différentes : les deux premiers vers sont des octosyllabes, des vers pairs, donc plus aptes à étaler le mouvement dans le temps et l’espace grâce à leur équilibre :
afâ ñolube kútulaa
bĭta ñolube lebalaa.
Ces vers pairs rendent bien le mouvement ou plus exactement l’agitation des êtres, les acteurs du poème. Les deux vers suivants sont des impairs et l’on pense irrésistiblement à Paul Verlaine :
« De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’impair,
Plus vague et plus soluble dans l’air
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose » [8].
Le poète mandingue n’avait pas eu besoin de pénétrer les mystères du génie français pour explorer les ressources poétiques de l’impair : l’impair coule comme l’eau de roche ; il fait frissonner parce qu’il est volatile, parce qu’il est fluide, donc musical. Les deux impairs du poète de la verte Casamance restituent l’ambiance de fête, traduisent l’incertitude des pas des danseurs et épousent merveilleusement les rythmes musclés et saccadés du séourouba :
nte ŋamira ibe laa-ilaa
jarifã ibe seurubaa.
Dans ces deux vers dont la musicalité est incontestable, le poète mandingue est parfaitement conscient de la teneur poétique des trouvailles, fruits de recherches minutieuses ; il jongle avec les mots de la tribu ; la prose et l’usage habituel commandent : laa-ilalela et seurubalela ; la fidélité à ces formes habituelles aurait privé les vers de leur musicalité. Sans en altérer la valeur sémantique, le poète supprime dans les deux mots -licence audacieuse ! – le suffixe lela dont la liquidité, ajoutée surtout à celle de « la » de laa-ila, est excessive puisque débordante. Donc au lieu de laa-ilalela et seurubalela, il a préféré ces formes amputées : laa-ilaa et seurubaa en faisant recours à une sorte de diphtongaison de « a » et « lela, qui donne : ilaa et baa. En outre, la variété et la richesse des assonances -voyelles claires : « i », « e » (é) ; voyelles éclatantes : « a », « a » (an) ; voyelle grave sombre « u » (ou)- impriment aux vers le rythme auditif de la musique. La charge musicale est restituée : le moule n’en est-il pas brisé ?
nte ŋamira ibe laa-ilaa
jarifã ibe seurubaa.
Makhily Gassama
Colloque : « la civilisation mandingue comme facteur d’intégration sous-régionale Ouest-africaine »
DE LA POESIE MANDINGUE : LEURRE ET LUEUR